top of page
Photo du rédacteurGabrielle Poughon

Penser les futurs féministes avec Capucine Delattre – Réinventer nos relations par la sororité

Dernière mise à jour : 6 févr. 2022

On nous répète sans cesse qu’il faudrait « penser le monde d’après » : celui d’après la pandémie, d’après la vague #MeToo. Si nous voulons un monde d’après féministe, la meilleure solution reste sûrement d’écouter celles qui s’efforcent de le penser, de le théoriser, de le rechercher. Ce sont des femmes, artistes, chercheuses, politiciennes, expertes dans leur domaine et qui veulent faire bouger les choses, pour qu’on ne revienne jamais au monde d’avant. Chaque semaine, The Elephant leur donne la parole, pour penser ensemble des futurs féministes.


« Une romancière à suivre », « brillante », « éblouissante de maturité », voilà les mots qui apparaissent lorsqu’on parcourt quelques-uns des nombreux articles écrits pour la parution du premier roman de Capucine Delattre, Les Déviantes. Paru en août 2020, l’ouvrage rencontre un succès immédiat, pour le plus grand bonheur de son autrice, déjà lancée sur de nouveaux projets littéraires.


Franc sourire peint sur ses lèvres rouges, Capucine Delattre nous donne rendez-vous dans un petit café caché au détour d’une allée piétonne près d’Odéon. Rayonnante d’enthousiasme, elle répond sans détour lorsqu’on lui demande si elle est féministe, en déclarant d’abord avec humour qu’elle ne se sent « pas féministe mais plutôt humaniste ». Puis de se reprendre en affirmant plus sérieusement « absolument, je suis féministe. Je le suis depuis des années, j’ai eu mon déclic quand je suis arrivée à Paris en terminale, à seize ans. J’ai commencé à lire, à ouvrir les yeux, rencontrer des personnes qui pensaient différemment. La lentille féministe a beaucoup éclairé mon éveil politique, artistique et personnel ».


Entre deux gorgées de thé à la menthe, elle invoque les références multiples qui ont contribué à ce déclic militant : de Geneviève Fraisse à bell hooks en passant par Amandine Gaye ou encore Chloé Delaume, elle confie avoir peur d’oublier quelques noms dans cette toile d’illustres femmes qu’elle tisse autour d’elle.


En voyant son premier roman publié, l’autrice est elle aussi entrée dans l’espace médiatique et public, avec toutes les difficultés que cela comporte quand on est une femme, qui plus est jeune. « On m’a beaucoup dit que c’était un roman de femme, pour femme, un livre à offrir à ses copines. Je suis à la fois une femme et jeune, ce qui entame doublement ma crédibilité. Dans les questions qu’on me posait en interview, il y avait une tendance systématique à tout ramener à l’autobiographie, comme si une femme ne pouvait parler que d’elle et de son vécu. Comme si l’imagination et les grands récits politiques étaient un truc d’homme alors que les récits de l’intime, de la famille et de l’amitié étaient féminins. Alors qu’en l’occurrence, mon livre n’est pas de l’autofiction ».


L’éternelle dualité entre un intime féminin et un politique grandiose masculin a encore de beaux jours devant lui, à écouter le témoignage de la romancière. Sa solution est alors simple : prendre le contrepied de cette dévalorisation systématique de l’émotion dans l’art, souvent cataloguée comme féminine et donc comme insignifiante.


« En tant que femmes, on est conditionnées à cultiver l’empathie, l’intériorité, et je tente de tirer le meilleur de ça en travaillant l’intériorité de mes personnages. Cette empathie, cette douceur et cette bienveillance sont souvent dénigrées comme quelque chose de niais, alors que je pense qu’il y a quelque chose à y cultiver. Ça peut paraître un peu essentialisant mais j’essaye de tirer quelque chose d’artistique de ce construit et de le dépasser ».


Utilisant l’art pour revaloriser l’intime, Capucine Delattre se place dans une mouvance féministe à la fois très actuelle et intemporelle. Déjà en 1981, l’intellectuelle et militante afro-américaine bell hooks écrivait dans son roman Ne suis-je pas une femme ? « Le premier acte de violence que le patriarcat exige des hommes n'est pas la violence envers les femmes. Au contraire, le patriarcat exige de tous les hommes qu'ils se livrent à des actes d'automutilation psychique, qu'ils tuent les parties émotionnelles d'eux-mêmes ».


Pour réinventer un monde et des relations plus féministes, la revalorisation de nos émotions est donc indispensable.


Pour Capucine Delattre, mettre l’accent sur l’intime et l’empathie passe avant tout par la sororité, ce mot qu’elle « aime beaucoup. On l’entend un peu partout mais je pense que c’est une très bonne chose. Pour moi, c’est l’une des pistes les plus prometteuses aujourd’hui pour réinventer l’amour et les relations, l’ensemble de nos façons de lier entre êtres humains. On peut et on devrait tous et toutes être sorores. Même les hommes entre eux, ça ferait du bien. J’ai envie d’être sorore avec mes amis hommes aussi ».


Cette forme spécifique de solidarité féminine, qu’on entend souvent résonner dans les manifestations féministes, est parfois brandie comme un étendard, une alternative à une vision du monde trop viriliste ou brutale. Pour la jeune autrice, ce concept ne se limite cependant pas à quelque chose d’exclusivement féminin, mais traverse les frontières du genre pour devenir une manière d’aborder le monde et les relations avec autrui.


« La sororité c’est avant tout un refus de la compétition, de la jalousie. Il peut y avoir de la tension, de la confrontation, du débat d’idée dans la sororité, mais toujours dans le respect de la parole de l’autre. Il peut y avoir des désaccords. Mais il y a toujours une absence de jugement, un travail d’empathie, à la fois très émotionnel mais aussi politique. C’est l’avenir pour moi, la sororité ».


Lorsqu’on l’interroge sur le prochain combat que la littérature va avoir à mener dans l’arène féministe, l’autrice hésite un instant avant de nous parler de « la famille et la maternité. Ce sont des choses qui m’obsèdent en ce moment. Comment faire famille, comment construire des familles féministes. Il faut écrire sur nos familles féministes, queer, apatriarcales, celles qu’on rêve et qu’on va construire ». On l’aura compris : pour créer un futur féministe, on ne saurait faire l’économie de repenser nos relations humaines. Pour Capucine Delattre, le chemin vers une société plus inclusive sera pavé de la valorisation de l’intime, d’émotions et de sororité.


Le conseil lecture de Capucine Delattre


« Sur la question de la famille traitée dans une perspective féministe, l’excellent livre La trajectoire des confettis, écrit par la québécoise Marie-Ève Thot vient de sortir en format poche. C’est un bouquin merveilleux, sublime. C’est un roman choral avec une galerie de personnages qui galèrent à s’aimer et à faire famille. C’est merveilleusement écrit et très intéressant politiquement ». Paru en août 2020 aux Éditions du sous-sol, ce roman nous plonge dans une véritable fresque familiale et déchire nos représentations étriquées de l’amour et de la famille en un millier de confettis. Ce premier roman – puisque c’est décidément la thématique du jour – est comme une nouvelle pierre posée à l’édifice de nos familles féministes rêvées.

18 vues0 commentaire

Comments


bottom of page