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  • Photo du rédacteurCarolina Guimarães

« Un violador en tu camino »

Dernière mise à jour : 6 févr. 2022


La nuit du 19 octobre 2019 secoue la capitale chilienne et ouvre une plaie mal cicatrisée en quarante-six ans. La mémoire du Chili de Pinochet domine les villes du Nord au Sud du pays, survolées par des hélicoptères et asphyxiées par le gaz lacrymogène. C’est à ce moment, après quatre décennies d’héritages douloureux, que « Chile despertó » (le Chili s’est réveillé), comme l’annonce un peuple qui tente finalement de prendre les rênes de la vie politique. Indignés, les cacerolazos battent le pavé pendant des jours et des nuits, au nom de la démocratie dans ce pays où le gouvernement est notoirement déconnecté de ses gouvernés.



Les discours de Piñera n’ont pas calmé les masses, ce qui justifia la profession d’une « guerre contre les manifestants », ainsi que la mise en place de l’état d’exception. A l’image du coup d’État de 1973, militaires et carabineros envahissent les quartiers et mènent une répression impitoyable. Mais cette fois-ci, l’effroi ne constitue plus une entrave aux mobilisations populaires, au contraire, il nourrit la révolte. Des manifestations ont lieu quotidiennement, les journées de grève se multiplient et les marches s’étendent tout au long du pays, de la Patagonie au désert Atacama. Le peuple chilien est au bout du rouleau, la nécessité de clôturer l’ère néolibérale s’avère urgente. Les travailleurs ne semblent plus accepter le système de concentration des richesses par les élites économico-militaires, durablement imbriquées depuis l’arrivée des Chicago Boys.


Au-delà d’une revendication collective au nom de meilleures conditions matérielles, les manifestations ne sauraient se résumer à cette réclamation populaire. Certes, il est temps de remettre en cause la hausse perpétuelle des prix des transports, le système de retraites, ainsi que l’accès exclusif au soin et à l’éducation. Mais d’autres questions ressortent dans les rues, profitant de la vague de contestations et d’une visibilité accrue au moment des parades. Lieu de fraternité par excellence, la manifestation réunit toute une palette de mouvements sociaux laissant la parole aux causes diverses qui huilent leur action. Parmi ces questions, le féminisme a nettement une place centrale. Imbriqué dans d’autres rapports sociaux, le rapport de genre et le machisme, plus particulièrement, craint plus que le coronavirus à l’heure actuelle.


Les États latino-américains partagent bien plus qu’un passé colonial, ils demeurent investis dans une pluralité de luttes communes. Depuis plus d’un siècle, l’impérialisme étasunien s’impose dans l’ensemble du continent, qui joue un rôle « d’avant-cour » et absorbe les prescriptions néolibérales. Les inégalités se creusent et le sentiment d’injustice se réveille, notamment au Chili, « laboratoire » historique du libéralisme en Amérique Latine. C’est dans ce contexte d’écarts sociaux structurels, d’héritages conservateurs, mais aussi de traditions revendicatives populaires que les mouvements antiracistes et antisexistes voient le jour. La lutte féministe est ainsi indissociable des rapports sociaux de « race » et de classe, elle s’inscrit dans le mouvement d’opposition aux effets d’une mondialisation néolibérale.


A partir de la décennie 1970, l’avènement des dictatures militaires fait apparaitre une nouvelle génération de la lutte féministe. Influencées par le courant marxiste-léniniste et par la « Théologie de la libération », très présente dans ce continent fort imprégné de catholicisme, les féministes rejettent ouvertement les régimes militaires. Dans le cas chilien, certes la dictature a été déblayée, mais peut-on la considérer renversée ? Le Chili de Pinochet a modelé durablement la vie politique, infusée « d’enclaves autoritaire » soutenues par la Constitution de 1980, toujours en vigueur. Le status-quo se maintien grâce à la surreprésentation des partis de droite et absence d’État Providence dans ce pays où les militaires ont un rôle central. En réaction, des collectifs féministes s’engagent dans l’opposition aux fondements du compromis de la post-dictature. Le cas chilien est particulièrement efficace pour rendre compte du lien entre le système inégalitaire de genre et le questionnement de la qualité démocratique.


L’État post-dictature se réorganise dès 1990 avec la mise en place d’un certain nombre de politiques publiques conformes à des concertations internationales en matière de Droits de l’Homme, notamment. Néanmoins, les sujets jugés « sensibles » concernant des temas valóricos sont, le plus souvent, laissés en marge. Des comités féministes institutionnalisés se créent, impulsés par le SERNAM (Service National de la Femme), mais les débats demeurent timides. Le premier mandat de Michelle Bachelet (2006-2010) rééquilibre formellement les rapports de genre grâce à l’adoption de mesures mainstream emblématiques concernant la législation du divorce, par exemple. Mais il faut attendre les protestations d’octobre 2019 pour exiger plus qu’une égalité formelle et rendre compte du lien entre le système capitaliste et le patriarcat.


La question purement identitaire ne saurait motiver l’effervescence des femmes chiliennes. Actuellement, le Chili occupe la cinquième place parmi les pays où les disparités salariales de genre sont le plus accentuées. La Superintendencia de Pensiones estime que, pour un même poste de travail, une femme peut espérer gagner moins 12,4% qu’un homme, en moyenne. En dehors de la discrimination salariale, la surexploitation des femmes est d’autant-plus évidente entre les murs du foyer familial. Les heures de travail se cumulent, tandis que la paie reste inchangeable.


Structurel et transversal, le système de domination franchit les barrières domiciliaires. Les abus sont perceptibles dans l’ensemble de l’espace public, encadré par des hommes et, en particulier, par des forces de l’ordre. A l’heure actuelle, l’INDH (Instituto Nacional de Derechos Humanos) a pu enregistrer plus de quarante cas de violences sexuelles, par des agents d’État, depuis le début des protestas. Réduite à la « faiblesse » de son sexe, la manifestante chilienne est réprimée ainsi, abusée et humiliée dans les comisarías. Les violences politico-sexuelles ne datent pas des manifestations actuelles, elles remontent aux années de dictature, « étant donné que l’appareil policier a toujours été éduqué pour servir les dispositifs patriarcaux », pour reprendre les mots de Silvana del Valle, avocate du Réseau chilien contre la violence à l'égard des femmes.


Être féministe aujourd’hui revient à prendre conscience de l’existence de systèmes d’oppression qui vont de pair afin d’intégrer les mouvements promoteurs de l’émancipation féminine, dont la lutte anticapitaliste. La chanson du collectif féministe chilien Las Tesis vient répondre à cette nécessité de contester l’ensemble du système et des institutions qui l’encadrent : « los pacos » (les policiers), « los jueces » (les juges), « el Estado » (l’État), ainsi que « el Presidente » (le président). « Un violador en tu camino » devient un hymne féministe qui croise des frontières physiques pour contester les organismes responsables de la perpétuation du système dans le monde entier. L’idée des féministes matérialistes fait écho, les femmes sont de plus en plus sceptiques quant au discours « de naturalisation » patriarcal et capitaliste qui soumet la « classe des femmes » à la « classes des hommes ». En d’autres mots, la critique politique du patriarcat est indissociable de la lutte contre l’organisation capitaliste des rapports sociaux.





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